CEPPI

LOGO CEPPI_TEXTE

« Parcours de vie et transformation intérieure, l’indestructible lien »

Dr Daniel Chevassut

Je suis né en Algérie, à Oran, en 1953. Ma mère, infirmière et ancienne résistante dans le Vercors pendant la seconde guère mondiale avait fait une tuberculose. Elle fit une rechute lors de ma naissance et je fus contaminé. Je quittais dont l’Algérie 8 mois après ma naissance, récupéré par mon grand-père, chef de service d’urologie de l’hôpital de Grenoble. Il me sauva la vie et c’est probablement par sa simple présence qu’il me transmit l’amour de la médecine. Tout petit, je souhaitais déjà devenir médecin avec une soif intense de comprendre la Vie dans ses multiples aspects. De l’Algérie, je n’avais gardé aucun souvenir, juste des impressions de brise de mer, de henné et un délicat parfum de clémentine. Lorsque j’y retournais pour la première fois à l’âge de 66 ans, j’ai eu l’impression de retrouver mes racines, paradoxalement, je me sentais chez moi. Je compris mieux alors ce jour-là, mon amour de la méditerranée, la nature sauvage et mon attrait pour l’Orient. Notre Terre est comme une mère. Elle mérite autant d’amour et de respect que la femme qui nous a porté dans son corps.

– À l’âge de 18 ans, tellement passionné par la médecine, j’exerçais pendant l’été dans un hôpital de la région parisienne comme brancardier aux urgences. La morgue de l’hôpital était tombée en panne et les corps des personnes décédées étaient entreposés dans un garage, nus, enroulés dans un simple drap. En plein mois d’août, la température à l’intérieur était d’au moins 30 degrés. L’odeur était difficilement supportable et parfois un cadavre se mettait à crier [1]. Une de mes fonctions était d’amener les familles dans ce garage pour voir leur défunt. Je les accompagnais, équipé d’un brancard pour les ramener aux urgences s’ils s’évanouissaient, de sucre et d’alcool de menthe pour leurs éviter de perdre connaissance. À cette époque, je n’avais peur de rien. Mais, par contre, ce fut le début pour moi de ressentir plus profondément la réalité de la compassion, cette absence d’indifférence à la souffrance de l’autre.

– J’adorais la médecine d’urgence. Jeune externe, puis comme interne, j’effectuais donc des stages aux urgences. Une de nos fonctions étais de faire un prélèvement de sang sur les corps des personnes décédées accidentellement, à la demande de la police. Les pompiers amenaient les corps dans des sacs en plastique. On ne savait pas ce qu’on allait trouver à l’intérieur. Le plus difficile pour moi était de voir le corps d’une enfant décédé, parfois gravement mutilé. Non seulement la vision de ce corps d’enfant, mais aussi parfois le regard de ses parents, dont le niveau de souffrance était au-delà des mots. Cela entraînait chez moi une grande colère, je me disais : « Mais enfin, si Dieu existe, comment peut-il permettre la mort d’un enfant !!! Ce n’est pas possible… ». Cela me fit comprendre une certaine forme de sensibilité que nous partageons dans notre métier de soignant, parler de la mort est une chose, mais y être directement confronté, par la vue, l’odeur, le toucher en est une autre. Je dois aussi à tous ces enfants décédés que la Vie m’a fait rencontrer, un questionnement important sur la réalité de la Vie, ainsi que ma quête spirituelle. Je leur exprime donc tout mon amour et toute ma gratitude. Oui, la gratitude, cette aptitude à remercier, est essentielle dans la vie.

– Très bizarrement, la Vie me mit à nouveau face à la mort. J’exerçais 6 mois dans un service d’anatomopathologie. J’effectuais trois autopsies par jour, adultes, hommes, femmes, enfants… L’enseignement que je reçus, fût le lien profond qui existait entre notre mode de vie et la structure de nos cellules. Notre façon de vivre interagit avec notre corps et lorsqu’on se conduit mal, notre corps souffre. Il est donc essentiel de le respecter, non pas d’une manière narcissique, mais simplement parce qu’il est le support de notre existence et que notre vie et infiniment précieuse. Précieuse dans le sens où elle peut nous conduire à la rencontre avec l’Essentiel, qu’il s’agisse de Dieu, du Soi, de la Claire Lumière, peu importe le nom.

L’autre enseignement que je reçus me fut offert lors de l’autopsie d’un sans domicile fixe J’étais attristé de vois ce corps si abîmé par une vie dans la rue, recouvert de plaies et de piqûres d’insectes… La compassion était bien présente, mais ce que cet homme me transmis aussi, c’est l’importance de l’équanimité. Oui, homme, femme, adultes, enfants, riches ou pauvres, nous avons tous un crâne, des os, des viscères etc. Certes nous sommes différents psychologiquement, mais humainement, nous sommes tous identiques.  C’est aussi grâce à lui que quelques années plus tard, j’exerçais bénévolement pour des sans domiciles fixes. Il m’a ainsi transmis l’importance de la solidarité. Ce fut aussi ma manière de lui rendre hommage pour son précieux enseignement.

– Puis à nouveau, je me trouvais confronté à la mort. Mais pas uniquement. Suite à mon activité intense de médecin de campagne, je tombais sévèrement malade. Pourtant, je savais qu’il fallait prendre soin de moi. Mais l’intérêt de la médecine était plus important que moi-même et à cette époque je n’ai pas eu la sagesse d’écouter mon corps. Je me soignais seul et à un moment, je sentis que la vie me quittait. Plus aucune vitalité, des douleurs intenses [2] (pancréatite, méningite, pneumopathie, polyarthrite…) Ma respiration se ralentissait progressivement et je n’avais plus aucune vitalité, incapable de bouger mes membres. Je compris que j’allais mourir. Spontanément, je ressentis : « Alors, si je dois mourir maintenant, qu’il en soit ainsi… ».  L’événement auquel je ne m’attendais pas fût l’émergence d’une paix intérieure intense, indescriptible, fruit de ce lâcher-prise. Comme le dit si bien Christian Bobin [3] : « C’est dans l’épuisement que l’on augmente ses forces. C’est dans l’abandon que l’on devient prince et dans l’éclat de mourir que l’on découvre ce plus noble éclat de l’amour ». Oui, c’est exactement ça. C’est si réel. C’est un peu comme si la Vierge Marie m’avait pris dans ses bras, tout contre Elle. Son équivalent dans le bouddhisme est la Précieuse Mère Tara, « Fille du Souverain du Monde ». Il n’y a pas de mot pour l’exprimer. Un ami médecin arriva fortuitement à ce moment et je fus hospitalisé en réanimation, puis un mois à l’hôpital. Lorsque j’en sortis, je n’étais plus le même homme. Il fallait déjà que je comprenne scientifiquement, comment il est possible d’avoir mal et d’être en paix. Cette expérience me conduisit également vers une quête spirituelle intense, au point que décidais de travailler le reste de ma vie à temps partielle : 60% activité médicale, 40% pratique spirituelle quotidienne. J’avais besoin de rencontrer des Saints, des Vrais, des mystiques authentiques. La vie me guida dans mon choix, mais j’exprime mon immense amour et mon immense respect pour tous ces grands Saints de toutes les Traditions spirituelles qui ont pu rester pures et authentiques dans cette époque difficile que nous traversons. Je compris aussi plus profondément l’importance de la femme. Dans le bouddhisme, la femme incarne la sagesse et l’homme l’action. J’ai toujours défendu la femme dans mes livres, non pas que la femme soit supérieure à l’homme ou inversement, mais plutôt que ce sont deux énergies complémentaires indispensables pour un équilibre saint.

Comme le disait Pierre Rabhi, homme remarquable que j’ai eu la chance de rencontrer directement : «  Il est important actuellement de féminiser l’espace ».

– Il n’y a pas que les moments difficiles qui nous construisent, il y a donc aussi ces moments de beauté et d’amour. Parfois, cela peut être un coucher de soleil, le chant d’un oiseau, le sourire d’un enfant, l’espace d’un grand ciel bleu, qui nous font réaliser l’existence Réelle de cette dimension qui est indicible. Dans ce monde actuel d’hyperconsommation, de dématérialisation numérique, de violences ambiantes, il est aujourd’hui fondamental de nourrir cette dimension. Juste par amour, pour les autres, soi-même et notre Terre Mère. Ou tout simplement l’amour du Divin, ce que l’on appelle la dévotion. La dévotion, c’est cet amour pour cette Réalité qui nous dépasse et pourtant si proche de nous. Comme le disait si bien la Maman de Mathieu Ricard, Yane le Toumelin, décédée en mai dernier : « Le silence est la langue de l’avenir ». Oui, je le crois sincèrement, parce que c’est bien souvent par le silence qu’on y accède.

Dr Daniel Chevassut

______

[1] . Lorsqu’on décède, le corps s’enraidit, ce qu’on appelle la rigidité cadavérique. Parfois, de l’air reste emprisonné dans les poumons. Lorsque le corps se détend, l’air est libéré et fait vibrer les cordes vocales, ce qui explique qu’un cadavre peut crier et donner l’impression d’être encore vivant.

[2] . Je ne prenais que du paracétamol et pas de morphine, ce qui aurait modifié l’activité cognitive.

[3] . Christian Bobin, « Le Huitième jour de la semaine », Éditions Lettres Vives, 1986.